24.11.2021
(c) N. Sikorsky
Cette organisation, créée en 1989 avec l’aide active de l’Académicien Andreï Sakharov, Prix Nobel de la paix, avait pour but initial une collecte de fonds pour un monument aux victimes de la terreur stalinienne et autres répressions politiques de l’époque soviétique. Aujourd’hui elle est le porte-voix de tous les oppressés en Russie. L’intelligentsia, en Russie et ailleurs, est outrée, mais pas des masses populaires. Les USA et l’EU, ainsi que la présidente de l’OSCE ont demandé aux autorités russes de renoncer à leurs plans. Pas de réponse. Le verdict de la Cour suprême sera annoncé dans quelques jours et l’espoir, bien que minuscule, existe encore. Mais quoi qu’il arrive, il est génial, qu’on ait parlé hier du Mémorial à Montricher. Perfect timing ! Plus que parfait.
Mais c’est bien le livre qui a reçu le Prix, parlons-en donc. Je l’ai lu en original russe, avec le même émoi, avec le même spasme dans la gorge que quand je lisais, en 2013, «La Grande Terreur en URSS 1937-1938» édité par un photographe polonais Tomasz Kizny et publié par les Éditions Noir sur Blanc. Le préface à cette imposante édition a été écrite par Arseny Roginsky, le feu président du Memorial, et il y a quelques jours on a trouvé la signature de M. Kizny sous la lettre ouverte en soutien de Memorial, parue dans le journal polonais Gazeta Wyborcza. Ironie du sort ! Les deux livres sont basés sur des documents écrits et oraux, ce qui les rend d’autant plus impressionnants. Et stupéfiants.
Que signifie cette abréviation « OST » qui figure dans le titre du livre lauréat ? C’est le « logo » de Ostarbeiter, littéralement « travailleurs de l’Est ». C’est ainsi qu’étaient désignés des citoyens de l’Europe de l’Est, notamment d’Union soviétique, qui furent déportés, suite à l’occupation de leurs pays par les Nazis après 1941, pour être soumis au travail obligatoire sur tout le territoire du Troisième Reich. Équivalent de l’étoile jaune ou de la lettre « J », ce signe devait être porté dans la plupart des cas. 3,2 mln des citoyens soviétiques étaient concernés. 3,2 mln sur 60 mln de ceux qui se sont trouvés sur les territoires occupés par les nazis après le début de la guerre. Plus de 2 millions sont rentrés après 1945, avec le statut peu clair et limités dans leurs droits. C’est à eux que l’ouvrage collectif d'Alena Kozlova, Nikolai Mikhailov, Irina Ostrovskaya et Irina Scherbakova est dédié.
Les auteurs ne qualifient leur ouvrage ni comme une étude historique ni comme un recueil des documents d’archives. Ils l’appellent une « mosaïque », et c’est bien le nom juste car les sources d’information sont variées : des lettres, des cartes postales, quelques documents, les rares journaux intimes, mais surtout des témoignages oraux des survivants qui ont souvent préféré détruire toute trace matérielle de ce chapitre de leur vie. Leurs mémoires sont donc leurs seuls documents, et ceux qui sont inclus dans le livre n’est que le haut de l’iceberg, car une énorme masse de cette mémoire collective est perdue à jamais.
On peut s’en étonner – le peut-on vraiment ? – que l’idée de s’intéresser au destin de ces victimes de l’esclavage moderne n’est pas venue d’eux-mêmes ou de leurs proches, ni des autorités russes, mais des députés du Bundestag allemand. Grâce à eux les survivants ont reçu des compensations financières et le travail des historiens a commencé. Ce travail a pris des années. 25 ans, pour être exacte.
Ce livre m’a appris pleine de choses et a confirmé des informations vaguement connues. Malgré la diversité des témoignages je suis frappée par un nombre de points communs. Le premier : le destin collectif de ces gens a été tout simplement effacé de l’espace public car il s’écartait de l’image de la guerre cultivée par les autorités. Et ceci malgré le fait, comme le soulignent à juste titre les auteurs, que déjà au procès de Nürnberg l’esclavage en masse figurait dans la longue liste des accusations contre le Troisième Reich. Ceux parmi les Ostarbeiter qui ont pu revenir chez eux, étaient dans les meilleures des cas étiquetés comme des « rapatriés », ils n’étaient pas intégrés dans les célébrations annuelles de la Journée de la victoire, le 9 mai, car ils n’étaient pas considérés comme victimes, ni participants, ni vétérans de la guerre. Le deuxième point commun : tous ces gens sont unis par une blessure inguérissable qui provient du fait que leurs souffrances ne sont pas reconnues par leur patrie, qu’au retour à la maison ils ont été traités comme des traitres, « des pétasses allemandes » par les leurs – comme auparavant « de porcs russes » par les allemands. Le troisième point : tous ces gens sont unis par le sentiment de culpabilité, le sentiment inexplicable par la logique mais que chaque soviétique, y compris moi-même, peut comprendre. Ils se sentent coupable du fait que, adolescents, ils se sont laissés emmener en Allemagne – comme du bétail, dans des wagons pour le bétail. Ils se sentent coupables de n’être pas morts. Et le quatrième point commun : la peur. La peur qui les accompagna toute leur vie. La peur devant tout ce que la vie peut encore les réserver.
Vera Michalski-Hoffmann salue les lauréates (c) N. Sikorsky
L'ensemble vocal de Lausanne a appris le russe pour l'occasion (c) N. Sikorsky

Jil Silberstein (not verified) November 24, 2021
Sikorsky November 24, 2021